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Madame Wurmalde

 

epouvanteur4 Chapitre 8

 

 

Je n’avais jamais vu de bâtiment aussi imposant que ce manoir, bâti au cœur de la propriété. Il évoquait plus un palais que la demeure d’un notable de campagne. Un grand portail s’ouvrait sur une large allée carrossable recouverte de gravier, qui menait droit à l’entrée principale. Là, l’allée contournait la maison à droite et à gauche pour donner accès à la porte de derrière. C’était une construction de deux étages, encadrée de deux ailes couvertes de lierre délimitant une cour carrée.

Je contemplai les nombreuses fenêtres à meneau avec stupéfaction, me demandant combien l’habitation comptait de chambres.

— Le juge a-t-il beaucoup d’enfants ? m’informai-je.

— La famille de Nowell a vécu ici, autrefois, m’expliqua le père Stocks. Malheureusement, sa femme est morte il y a quelques années. Il a deux filles mariées, qui vivent au sud du Comté. Son unique fils est dans l’armée. Il y restera jusqu’au décès de son père, dont il recevra en héritage le manoir et les terres.

— Ça doit être bizarre d’habiter seul dans une aussi grande maison, fis-je remarquer.

— Oh, il n’est pas vraiment seul. Il a des domestiques et, bien sûr, une gouvernante, Mme Wurmalde. C’est une femme énergique, qui gère son ménage avec compétence et efficacité. En vérité, elle ne correspond pas à l’image qu’on pourrait se faire d’une simple gouvernante. Un étranger la prendrait aisément pour la maîtresse de maison. Elle s’est toujours montrée courtoise avec moi ; certains prétendent cependant qu’elle se donne des airs et se croit au-dessus de sa condition. Il est vrai qu’elle a imposé des changements, ces dernières années. Autrefois, quand je venais en visite, je passais par la grande porte. À présent, seuls les gens ayant le rang d’écuyer ou de chevaliers en ont le droit. Nous devrons emprunter l’entrée des fournisseurs, sur le côté.

De fait, au lieu de nous diriger vers le porche majestueux, nous contournâmes la maison par une allée bordée d’arbustes, jusqu’à une petite porte latérale. Le père Stocks frappa trois coups. Après une bonne minute d’attente, il frappa plus fort. Quelques instants plus tard, une servante vint ouvrir, clignant des yeux dans le soleil.

Le prêtre ayant demandé à parler à M. le juge Nowell, la jeune femme nous introduisit dans un vestibule aux murs recouverts de sombres boiseries. Puis elle s’en alla précipitamment, nous laissant de nouveau patienter un long moment. Il régnait là un silence d’église, qui fut enfin brisé par un bruit de pas. Ce ne fut pas le maître des lieux qui se présenta, mais une femme, qui nous examina d’un œil critique. Je devinai qu’il s’agissait de Mme Wurmalde.

De grande taille, les épaules et la tête fièrement rejetées en arrière, elle approchait de la quarantaine. Ses épais cheveux noirs, séparés par une raie, bouclaient de chaque côté de ses oreilles telle une crinière. Ce style de coiffure seyait à ses traits réguliers et autoritaires.

Ses lèvres et ses yeux attirèrent particulièrement mon attention. Tandis qu’elle fixait le prêtre, je remarquai son regard impérieux et perçant, un regard qui vous fouillait jusqu’à l’âme. Quant à ses lèvres, elles étaient d’une pâleur cadavérique, et cependant rondes et charnues. Tout, dans cette femme, donnait une impression de force et de vitalité.

Mais ce fut sa tenue qui me causa une vraie surprise. Je n’avais jamais vu de femme ainsi vêtue. Elle portait une robe de fine soie noire, au col orné d’une fraise blanche. La jupe bouffait sur ses hanches ; elle était si large qu’on aurait pu tailler dans le tissu une vingtaine de cotillons. L’ourlet en frôlait le sol, dissimulant ses pieds. Combien d’épaisseurs de soie avait-il fallu coudre l’une sur l’autre pour obtenir un tel effet ? Il y en avait pour de l’argent ! Et de tels atours auraient sûrement mieux convenu à un personnage royal qu’à la gouvernante d’un manoir perdu dans la campagne.

— Vous êtes le bienvenu, mon père, dit-elle. Mais qu’est-ce qui nous vaut l’honneur de votre visite ? Et qui est votre jeune compagnon ?

Le père Stocks esquissa un bref salut :

— Je désire m’entretenir avec M. le juge Nowell. Et ce garçon s’appelle Tom Ward ; il est de passage à Pendle.

Mme Wurmalde tourna les yeux vers moi, et je vis ses pupilles se dilater imperceptiblement. L’espace d’une seconde, ses narines palpitèrent, et un frisson glacé me parcourut le dos : j’étais en présence de quelqu’un qui avait affaire avec l’obscur. Cette femme était une sorcière, j’en eus la certitude. Et je compris qu’elle aussi savait qui j’étais. Un courant était passé entre nous. Nous nous étions reconnus.

Elle eut un froncement de sourcils, vite réprimé, et s’adressa au prêtre avec un sourire contraint :

— Je suis désolé, mon père, ça ne sera pas possible aujourd’hui. M. Nowell est extrêmement occupé. Puis-je vous suggérer de revenir demain ; dans l’après-midi, peut-être ?

Le père Stocks rougit et se raidit légèrement. Mais, quand il parla, sa voix était ferme et déterminée :

— Veuillez excuser mon insistance, madame Wurmalde. Je sollicite Maître Nowell en sa qualité de magistrat. Il s’agit d’une affaire urgente, qui ne souffre aucun délai.

La gouvernante hocha la tête sans réussir à dissimuler son mécontentement.

— En ce cas, attendez ici, nous ordonna-t-elle. Je vais voir ce que je peux faire.

Nous attendîmes donc. Empli d’anxiété, je désirais désespérément confier au père Stocks mes inquiétudes à propos de Mme Wurmalde, mais je craignais à tout instant de la voir réapparaître. Finalement, ce fut la jeune servante qui vint nous chercher. Elle nous conduisit par un long corridor dans le vaste hall principal – celui où nous n’avions pas été admis. Un escalier montait vers les étages. Par les portes entrouvertes, je devinai un élégant salon et une salle à manger. Une autre ouvrait sur un couloir qui me parut mener à la cuisine. La fille frappa à la quatrième porte et nous fit entrer dans un bureau, rivalisant avec la bibliothèque de l’Épouvanteur, tant par ses dimensions que par le nombre d’ouvrages qu’il contenait. Mais, alors que les livres de mon maître étaient de tailles diverses et présentaient une grande variété de couvertures, ceux-ci étaient tous richement reliés du même cuir brun. Il me sembla qu’ils servaient plus à la décoration qu’à la lecture.

La pièce était chaude et confortable. Une grosse bûche flambait dans la cheminée, surmontée d’un grand miroir dans un cadre doré. Maître Nowell écrivait à sa table de travail, couverte de papiers, dont le désordre contrastait avec l’alignement parfait des volumes sur les étagères. À notre arrivée, il se leva avec un sourire. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, mince et athlétique, au visage buriné. Il devait aimer la vie au grand air, car il ressemblait plus à un riche fermier qu’à un magistrat. Il accueillit chaleureusement le père Stocks, me salua d’un signe aimable et nous invita à nous asseoir. Nous approchâmes deux sièges, et mon compagnon exposa sans attendre le but de notre visite. Pour conclure, il lui tendit le document portant les déclarations des deux témoins de Goldshaw Booth.

Le juge le parcourut rapidement avant de relever les yeux :

— Et vous dites, mon père, qu’ils confirmeraient sous serment les faits ici relatés ?

— Certainement, à condition qu’on leur garantisse l’anonymat.

— Bien. Il est grand temps qu’on mette hors d’état de nuire la bande de canailles qui s’abrite dans cette tour. Voilà qui nous en donne l’occasion.

Se tournant vers moi, il demanda :

— Tu sais écrire, petit ?

Je hochai la tête, et il poussa vers moi une feuille de papier :

— Note ici le nom et l’âge des personnes enlevées, ainsi que la description des objets volés. Tu signeras en bas.

Je m’acquittai de ma tâche et lui rendis le document. Il en prit connaissance, puis se leva en déclarant :

— Je vais envoyer chercher le prévôt de police, puis nous ferons une petite visite à la tour Malkin. Sois sans crainte, petit. Ta famille sera libre avant ce soir.

À l’instant de quitter la pièce, je crus apercevoir du coin de l’œil un bref mouvement dans le miroir, le flottement d’un tissu noir et soyeux. Wurmalde nous avait-elle espionnés ?

 

Une heure plus tard, nous nous dirigions vers la tour Malkin.

Le magistrat marchait en tête, chevauchant une grande jument rouanne. Deux pas en arrière venait le prévôt, un individu à la mine sévère du nom de Barnes, vêtu de noir, et monté sur un petit cheval gris. Tous deux étaient armés. Le fourreau d’une épée battait le flanc de Roger Nowell, et le policier portait un gourdin à la ceinture. Un fouet était accroché à sa selle. Le père Stocks et moi partagions les sièges d’une charrette avec deux baillis. Ils étaient assis en face de nous, muets, caressant leur matraque et évitant notre regard. Il était clair qu’ils auraient préféré être ailleurs. Le cocher était un des domestiques du juge Nowell, un certain Cobden. Il avait salué le prêtre d’un vague grognement et m’avait complètement ignoré.

La chaussée était défoncée, cahoteuse, et j’avais hâte de voir le bout du chemin. On aurait mieux fait de voyager à pied en coupant à travers champs, me disais-je, plutôt que de suivre ces mauvaises routes. Mais, personne ne m’ayant demandé mon avis, je gardai mes réflexions pour moi. D’autant que l’inconfort de notre véhicule n’était que le cadet de mes soucis.

Mon anxiété grandissait. Jack, Ellie et Mary avaient peut-être été transférés dans une autre prison. Des idées plus noires encore me harcelaient : et s’ils avaient été tués ? Leurs corps enterrés là où nous ne pourrions jamais les retrouver ? Qu’avaient-ils fait de mal pour mériter ça ? Une boule dans la gorge, je pensais à la petite Mary, qui n’était qu’une enfant ; et au bébé qu’Ellie portait, le fils que Jack avait tant désiré. C’était ma faute. Si je n’étais pas devenu l’apprenti de l’Épouvanteur, rien de tout ça ne serait arrivé. Les Malkin et les Deane voulaient ma mort : cela avait forcément à voir avec le métier qui allait être le mien.

Malgré la présence du juge Nowell et du prévôt, je doutais fort de nos chances d’entrer dans la tour. Les Malkin pouvaient simplement refuser de nous ouvrir. La porte était celle d’une forteresse, épaisse, bardée de fer. Je me demandai si cela posait un problème aux sorcières – qui ne supportent pas le contact du fer. Je me rappelai alors que les hommes du clan étaient là pour la manœuvrer. Il y avait aussi des douves. Nowell paraissait compter sur la peur de la loi et des conséquences qu’entraînerait une résistance. Mais il ignorait qu’il s’attaquait à des sorcières ; il s’imaginait que la menace d’une épée et de quelques matraques résoudrait la question.

Et puis, il y avait Mme Wurmalde. Tout en moi me criait : sorcière ! Or, elle était la gouvernante du juge Nowell, le principal représentant de la loi à Pendle, un homme qui, en dépit de tout ce qui se passait dans le pays, restait convaincu que la sorcellerie n’existait pas ! Était-il lui-même ensorcelé ? Cette femme usait-elle sur lui des pouvoirs de fascination et de séduction que mon maître m’avait décrits ?

Il n’était pas question que j’en parle à Nowell, mais il fallait que je mette le père Stocks et l’Épouvanteur au courant le plus tôt possible. J’aurais voulu prévenir le prêtre avant notre départ pour la tour ; malheureusement, je n’en avais pas eu l’opportunité.

Tandis que je tournais ces réflexions dans ma tête, nous entamions la traversée du village de Goldshaw Booth. La rue principale était déserte, mais des rideaux s’écartaient à notre passage. La nouvelle de notre arrivée était déjà parvenue à la tour Malkin, j’en étais sûr. Nous étions attendus.

Nous entrâmes dans le bois des Corbeaux, et j’aperçus la tour, au loin. Bâtie dans une clairière, sur une légère élévation de terrain, elle dominait le bois, sombre et formidable. C’était une construction ovale, conçue pour résister à l’assaut d’une armée. Sa base occupait au moins deux fois la surface de la maison de Chipenden. Elle était trois fois plus haute que les arbres alentour, garnie de créneaux à son sommet. Cela signifiait qu’un escalier intérieur menait jusque-là. D’étroites meurtrières s’ouvraient dans la muraille, où des archers pouvaient s’embusquer.

Quand nous arrivâmes dans la clairière, je vis que le pont-levis était relevé et que les douves étaient larges et profondes. Dès que la charrette se fut arrêtée, je sautai à terre, content de me dégourdir les jambes. Le père Stocks et les deux baillis m’imitèrent.

Nous restions là, alignés, regardant la tour. Rien ne se passa.

Au bout d’une minute, Nowell lâcha un soupir d’impatience. Il poussa sa jument jusqu’au bord des douves et lança d’une voix forte :

— Au nom de la loi, ouvrez !

Dans le silence qui suivit, on n’entendait que le souffle des chevaux.

Puis une voix de femme nous parvint, depuis l’une des meurtrières :

— Patientez, le temps que nous abaissions le pont-levis !

Il y eut aussitôt un grincement accompagné d’un bruit de métal ; lentement, le pont s’ébranla. J’observai sa descente. Des chaînes, attachées à l’extrémité de la lourde passerelle de bois, glissaient à travers des encoches, dans la pierre. Je supposai qu’elles s’enroulaient à l’intérieur sur une poulie, qui devait être manœuvrée par plusieurs personnes. À mesure que le pont s’abaissait, je découvrais la formidable porte qu’il cachait auparavant. Elle était sûrement aussi solide que les épaisses murailles. Abattre ces redoutables défenses paraissait impossible.

Enfin, le pont fut en place, et nous attendîmes. Je me sentais de plus en plus nerveux. Combien la forteresse abritait-elle de sorcières, avec leurs hommes et leurs alliés ? Nous n’étions que sept. Si nous pénétrions à l’intérieur, il leur serait facile de refermer le battant derrière nous ; nous resterions prisonniers, coupés du monde.

Mais rien ne se passait, aucun bruit ne nous parvenait de la tour. Nowell fit signe à Barnes de le rejoindre au bord des douves et lui donna des instructions. Le prévôt mit pied à terre et franchit le pont. Arrivé devant la porte, il frappa du poing sur le métal, qui résonna sourdement. Une nuée de corbeaux s’envola avec des croassements affolés.

Personne ne réagissant, le policier frappa de nouveau. Je distinguai alors, derrière les créneaux, une silhouette en noir qui se penchait. Un flot de liquide brunâtre tomba sur la tête de l’infortuné Barnes, qui bondit en arrière en poussant un juron. Un gloussement retentit en haut de la tour, assorti de huées et de ricanements.

Le policier revint vers son cheval en s’essuyant le visage. Il avait les cheveux trempés, et sa veste de cuir était constellée de taches sombres. Il se remit en selle et revint vers nous en compagnie du juge. Ils discutaient avec animation, mais je ne saisissais pas le moindre mot. Ils s’arrêtèrent face à nous, et une bouffée d’air m’apprit ce que le policier avait reçu sur la tête : le contenu d’un pot de chambre. Ça empestait !

Nowell, rouge de fureur, annonça au prêtre :

— Je me rends à Colne immédiatement, mon père. Ceux qui défient la loi et insultent ses représentants méritent de sévères représailles. Je connais le commandant de la garnison, là-bas. C’est à présent aux soldats d’intervenir.

Il talonna son cheval, puis fit volte-face et nous lança :

— Je serai de retour aussitôt que possible avec la troupe. En attendant, mon père, veuillez dire à Mme Wurmalde que vous êtes mes hôtes, ce soir. Vous et le garçon.

Il s’éloigna au grand galop, tandis que nous remontions dans la charrette. Je n’avais aucune envie de dormir à Read Hall, sachant qu’une sorcière hantait la maison.

J’avais le cœur lourd à l’idée de laisser Jack et les siens passer une nuit de plus en captivité dans cet endroit sinistre. Et je n’espérais pas que l’arrivée d’une armée de soldats résolve le problème. Ça ne rendrait pas les murailles et la porte moins épaisses…

Nous reprîmes le chemin du manoir. Le prévôt chevauchait un peu en avant de nous ; seuls les deux hommes qui partageaient notre charrette échangèrent quelques mots.

— Barnes tire une drôle de tête, fit remarquer l’un avec un sourire moqueur.

— Tant qu’il reste dans le bon sens du vent, grommela l’autre, il peut bien tirer la tête qu’il veut…

Lorsque nous traversâmes de nouveau Goldshaw Booth, la rue principale était un peu plus animée. Des gens allaient à leurs affaires, d’autres flânaient. Certains nous regardaient passer depuis le seuil de leur porte. Quelques cris d’oiseaux et dès sifflets s’élevèrent ; une pomme pourrie, lancée d’on ne savait où, manqua de peu la tête du prévôt. Il fit virer brutalement son cheval en décrochant son fouet, mais le coupable demeura invisible. Nous continuâmes sous les huées, et retrouvâmes la route de campagne avec soulagement.

En arrivant devant le portail de Read Hall, Barnes lâcha ses premières paroles depuis que nous avions quitté la tour :

— Eh bien, père, je vous souhaite une bonne nuit. Nous vous retrouverons demain à l’aube, ici même pour retourner à la tour.

Le père Stocks et moi descendîmes de la charrette. Nous franchîmes la grille en prenant soin de la refermer derrière nous et nous suivîmes l’allée, tandis que le prévôt s’éloignait.

Cobden continua dans la même direction, ramenant probablement les deux baillis à la ville avant de rentrer au manoir. C’était le moment ou jamais.

— Père, dis-je, il faut que je vous parle de Mme Wurmalde.

— Oh, ne te laisse pas influencer par les apparences, Tom ! Son arrogance n’est due qu’à une conscience exacerbée de sa position. Si elle t’a regardé de haut, c’est son problème, pas le tien. Au fond, c’est une brave femme. Personne n’est parfait.

— Non ! m’exclamai-je. C’est bien pire que ça ! Elle appartient à l’obscur ! C’est une sorcière, une pernicieuse !

Le prêtre s’arrêta et me fixa d’un air sévère :

— Tu es sûr de ce que tu dis, Tom ? Une pernicieuse ou une faussement accusée ?

— Quand elle m’a observé, il y a eu ce froid… C’est ce que je ressens parfois, à l’approche d’une créature de l’obscur.

— Parfois, ou chaque fois, Tom ? L’as-tu senti en présence de la jeune Mab Mouldheel ? Et si oui, pourquoi l’as-tu suivie ?

— La plupart du temps, le froid accompagne l’apparition des morts ou les manifestations de l’obscur, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Mais, lorsque c’est aussi fort, comme avec Mme Wurmalde, il n’y a aucun doute. Ce n’est pas un effet de mon imagination. Elle m’a reniflé, elle sait qui je suis.

— Peut-être est-elle seulement un peu enrhumée, reprit le père Stocks. N’oublie pas que je suis, comme toi, le septième fils d’un septième fils. Je connais cette sensation de froid. Or, je ne l’ai jamais éprouvée devant Mme Wurmalde.

Je ne sus que répliquer. Pourtant, ce froid avertisseur, je ne l’avais pas imaginé ; ni le reniflement.

Le père Stocks poursuivit :

— Tout cela ne constitue pas une preuve, Tom, nous sommes bien d’accord ? Cependant, nous serons prudents.

— Mme Wurmalde sait que je sais qu’elle est une sorcière, repris-je. La nuit est douce. J’aimerais mieux dormir à la belle étoile. Je me sentirai beaucoup plus en sécurité.

— Non, Tom. Nous dormirons au manoir. Ce sera plus sage. En supposant que tu aies raison, Mme Wurmalde vit ici depuis des années, dans le confort et l’honorabilité. Elle ne trouverait pas une meilleure place ailleurs. Elle ne prendra pas le risque de la perdre. Je suis persuadé que nous ne risquons rien. Qu’en penses-tu ?

J’acquiesçai sans conviction, et le prêtre me tapota l’épaule d’un geste encourageant. Nous allâmes frapper, pour la seconde fois ce jour-là, à la porte latérale. La même servante vint nous ouvrir. À mon grand soulagement, nous n’eûmes pas à rencontrer de nouveau Mme Wurmalde. La servante, ayant appris que nous étions envoyés par le juge Nowell, alla en informer la gouvernante. Elle revint bientôt et nous conduisit à la cuisine, où on nous servit un souper léger, composé – pour changer ! – de mouton froid. Dès que nous fûmes seuls, le père Stocks récita un rapide bénédicité et attaqua son assiette avec appétit. Je jetai un coup d’œil à la mienne et la repoussai ; mais ce n’était pas par dégoût.

Le père Stocks me sourit par-dessus la table. Il avait compris que je jeûnais pour mieux résister à l’obscur.

— Mange donc, Tom ! me lança-t-il. Il ne se passera rien cette nuit, je te le promets. Nous affronterons l’obscur bien assez tôt ! Mais pas dans la maison du juge Nowell. Sorcière ou pas, Mme Wurmalde sera obligée de garder ses distances.

— Je préfère prendre mes précautions, mon père, dis-je.

— Fais comme tu veux. Mais nous aurons besoin de toutes nos forces, demain matin. Ce sera une dure journée…

Il n’était pas utile de me le rappeler. Néanmoins, je refusai de manger.

Quand la servante revint, elle jeta un regard offusqué à mon assiette intacte, puis, sans prendre le temps de débarrasser la table, nous invita à monter dans nos chambres.

Elles étaient contiguës, situées dans l’aile est de la maison, au dernier étage, et donnaient sur le grand portail. Dans la mienne, un miroir était accroché au-dessus du lit. Je m’empressai de le retourner contre le mur. Au moins, aucune sorcière ne pourrait m’espionner. Après quoi, je soulevai la fenêtre à guillotine et passai la tête au-dehors, inspirant à grandes bouffées l’air frais de la nuit. J’étais fermement déterminé à ne pas dormir.

L’obscurité fut bientôt totale. Une chouette hulula au loin. La journée avait été longue, et il m’était de plus en plus difficile de rester éveillé. C’est alors que je perçus des bruits : le claquement d’un fouet, des sabots martelant les pavés. Cela venait de l’arrière de la maison. À ma totale surprise, un carrosse tiré par quatre chevaux surgit au coin et descendit l’allée menant au portail. Et quel carrosse ! De ma vie je n’en avais vu de semblable !

Il était noir comme l’ébène, et si luisant que la lune et les étoiles s’y reflétaient. Les chevaux aussi étaient noirs, la tête ornée de plumets noirs. Le cocher fit de nouveau claquer son fouet. Je n’en étais pas certain, mais je crus reconnaître Cobden, l’homme qui avait conduit notre charrette jusqu’à la tour Malkin. Il me sembla aussi que le portail s’ouvrait de lui-même et se refermait après le passage du véhicule. Mais, encore une fois, à cette distance, je ne pouvais en être certain.

Qui ce carrosse transportait-il ? Des rideaux noirs étant tirés derrière les vitres, il était impossible d’en juger. Mais cet équipage était digne d’un personnage royal. Mme Wurmalde était-elle à l’intérieur ? Si c’était le cas, où allait-elle ? Et pour quoi faire ? J’étais maintenant tout à fait réveillé. J’étais sûr qu’elle rentrerait avant l’aube.

Epouvanteur 4 - Le combat de L'épouvanteur
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